Les zélateurs inconditionnels du soi-disant « terrain d’aventure » m’agacent. Je reconnais leur droit à s’exprimer, par le verbe et aussi sur le rocher, mais leurs propos fallacieux, disproportionnés à leur cause, me donnent envie de m’exprimer moi aussi. D’abord, qu’est-ce que le terrain d’aventure ? Si j’en crois leur discours, terrain d’aventure signifie avant tout terrain non spité (une voie de 200 mètres avec 100 pitons en place, c’est donc du terrain d’aventure).
Objectivement (c’est un lieu commun mais il faut le répéter) les itinéraires d’escalade en France permettant l’utilisation des seuls pitons et coinceurs sont fissurés, donc souvent herbeux ou délités, sauf dans certains massifs : Calanques, Mont Blanc… Ce dernier est un cas très particulier car ses fissures sont exceptionnellement faciles à protéger avec coinceurs et friends. D’ailleurs, comme j’ai gravi sans friends le pilier Cordier aux Grands Charmoz ou la face nord du Peigne, j’interdis leur utilisation aux chantres du terrain d’aventure, car l’artif sur friends, ça réduit considérablement l’aventure chamoniarde.
A l’inverse, les ouvreurs ou équipeurs utilisant spits ou goujons recherchent les zones de beau rocher. Cela fait une différence énorme quant à la qualité de l’escalade, et c’est aussi une des limites du rééquipement « à l’identique ». Les voies modernes sur spits sont généralement en plus beau rocher. C’est un fait.
Si maintenant on s’intéresse à la subjectivité du grimpeur et à ses motivations, on peut distinguer deux grandes catégories qui ne s’excluent pas mutuellement : grimper pour le plaisir du geste, grimper pour prouver sa virilité. Je ne détaille pas davantage, ces deux catégories de motivations ayant chacune leur valeur propre et concourant, bien que de manière différente, à procurer au grimpeur la gratification narcissique qu’il recherche. L’existence de ces deux courants est illustrée notamment par les conflits éthiques qui ont fait rage en Angleterre quand les spits y sont apparus. Je crois que les contempteurs des spits se rangent plutôt dans la deuxième catégorie. Aux plus extrémistes d’entre eux, j’abandonne bien volontiers le charme du « terrain non aseptisé » (traduisez: rocher branlant), l’exultation des relais douteux, les joies du coinceur foireux, la beauté des pitons rouillés dans les fissures suintantes, en bref: les délices de la galère. S’ils la cherchent, nul doute qu’ils la trouveront, moi j’ai plutôt envie de l’éviter.
Qu’on me permette un témoignage personnel. Dans les années 70-80, j’ai parcouru plus d’une centaine d’itinéraires de « terrain d’aventure » (au sens de non spités), classiques ou non, équipés ou non, dans différents massifs. Maintenant je grimpe plutôt dans les voies spitées. Je reconnais que ces deux pratiques présentent beaucoup de différences, même si dans les voies spitées on éprouve aussi la peur de la chute (qui reste risquée : un talon ou un genou abîmés le sont à vie) et l’incertitude quant à la réussite, ingrédients à part entière de « l’aventure ». Pourtant, virilité mise à part, mon expérience montre que les voies modernes spitées sont généralement supérieures, en termes de beauté du rocher et de l’escalade, aux vieilles voies sur pitons, même classiques, même rééquipées. Par exemple, A Nous la Belle Vie ou la Valse des Boucs (Cerces) offrent objectivement une escalade nettement plus belle que des voies du Vercors pourtant pas trop vilaines comme la Tour des Gémeaux (Mont Aiguille), la Fissure en Arc de Cercle ou le Pilier Sud de la Double Brèche (Gerbier). A tel point que je n’envisage plus guère de fréquenter ce type de vieilles voies, même rééquipées de goujons. Terrain fissuré, souvent herbeux, rocher manquant de compacité… Sans parler de l’agrément de grimper léger, sans s’encombrer d’un lot de pitons, marteaux, coinceurs, friends, et d’un caddy de golf pour les transporter. De sorte que je ne gêne en rien les ayatollahs du « terrain d’aventure” : sur les 300 voies ou plus décrites dans le guide Coupé Chartreuse et Vercors, j’en laisse bien volontiers 280 à leur entière disposition, car je ne risque pas d’y aller. Sans parler des centaines, voire milliers, de voies non équipées de l’Oisans ou du massif du Mont Blanc.
D’autant que les rééquipeurs des vieilles classiques apprécient eux aussi le terrain d’aventure et respectent, peut-être avec trop d’indulgence, ceux qui s’en font les chantres exclusifs en dénigrant les spits. A preuve les hésitations, questionnements éthiques et recherche de concertation, voire de consensus, dont témoignent les responsables du rééquipement au sein de la FFME Isère, ou des particuliers très actifs comme Jean-Michel Cambon. Ils s’avèrent finalement peu disposés à équiper systématiquement les vieilles voies, en partie pour les raisons de qualité du rocher citées plus haut, en partie par respect pour les ouvreurs, qui ne sont pourtant pas propriétaires des lignes qu’ils ont parcourues.
Au lieu de chercher querelle sur un faux problème de partage de l’espace, qui cache une envie de reconnaissance (« une lutte pour le monopole de la définition de l’éthique légitime », dirait Bourdieu), les ayatollahs du terrain sans spits, et les autres grimpeurs aussi, feraient mieux de se soucier des menaces à moyen terme sur la liberté de grimper, et aussi de skier. Obsession sécuritaire aidant, le permis de grimper – né en Union Soviétique: quelle ironie de l’histoire ! – est peut-être pour bientôt si les grimpeurs ne s’y opposent pas suffisamment, d’autant que certains dirigeants pourraient être tentés par un cadre législatif contraignant qui augmenterait le pouvoir et les moyens financiers des fédérations sportives en les rendant incontournables (cf. la législation sur la plongée sous-marine, cf. le questionnaire d’enquête envoyé récemment à 10000 de ses membres par le CAF). Et ça, c’est un vrai problème. L’arbre (les spits) ne doit pas cacher la forêt.