Après les déséquipements « sauvages » de 2006 en Chartreuse, il est peut-être utile de rappeler quelques notions, d’ordre éthique mais aussi historique ou pratique, qui plaident pour l’équipement en goujons inox de bon nombre de voies classiques – c’est-à-dire de voies fréquemment parcourues.
a) Arguments d’ordre éthique. Deux notions-clé : cohérence de la pratique, autonomie des pratiquants. Elles apparaissent en filigrane dès la première grande polémique sur l’équipement qui a lieu vers 1910 dans les Dolomites et met en scène deux amis, Tita Piaz et Paul Preuss. Tous deux sont de forts grimpeurs, jeunes et audacieux, mais ils s’opposent sur l’utilisation du matériel d’assurage. Selon Preuss – qui met sa doctrine en pratique : première de la paroi Preuss au Campanile Basso en solo intégral, sans corde, à la montée et à la descente – le grimpeur doit constamment être maître de ses gestes et capable de redescendre en escalade si besoin ; les pitons et toute autre forme de matériel d’assurage doivent être bannis, et la corde ne sert qu’à assurer le second ; même la descente en rappels est proscrite. Tita Piaz considère que la doctrine de Preuss équivaut à un suicide, et plaide pour un assurage raisonné. Les faits vont bientôt donner raison à Piaz : en 1913, lors d’une ascension en solitaire, Paul Preuss tombe et se tue.
Dans la démarche de Preuss, on peut discerner l’affirmation de la maîtrise corporelle absolue (peut-être poussée jusqu’à l’arrogance) face à un environnement dangereux. On peut discerner aussi, de manière plus implicite, la recherche d’une autonomie totale par rapport à toute médiation humaine (assureur) et à tout outil (corde, piton), c’est-à-dire d’une autonomie totale par rapport à la société. Preuss a poussé la cohérence très loin, même s’il n’a jamais atteint l’autonomie totale, qui reste inatteignable (il aurait dû pour cela grimper tout nu, etc.). Mais la plupart des grimpeurs n’ont pas suivi l’exemple de Preuss.
Ils se sont donc assurés, et notamment avec des pitons. Cela a permis d’augmenter la difficulté et d’aborder des parois jugées auparavant impossibles, comme les faces nord de la Cima Grande ou des Grandes Jorasses. L’usage des pitons dans ces voies, qui révulsait Preuss, ne choque personne aujourd’hui ; pourtant la chronique de l’Alpine Club britannique a mentionné très sérieusement, vers 1932, que compte tenu de l’utilisation des pitons, la première ascension de la face nord de la Cima Grande était un « non-événement » qu’il fallait considérer comme n’ayant jamais eu lieu !
Au fil des ans, les passages d’escalade artificielle deviennent souvent plus fréquents. Jusque vers 1975, la démarche majoritaire est de tracer une ligne qui aboutit au sommet, et qu’on parcourt comme on peut – en artif si besoin. Alors même que les « voies technologiques » (entièrement en artif sur spits) passent de mode, la polémique sur les spits lancée par Reinhold Messner vers 1965 condamne le fait qu’ils permettent de passer (en artif) où on veut, et donc « tuent l’impossible ». Mais la démarche de Messner, qui utilise les pitons, et aussi l’artif à l’occasion, n’est pas totalement cohérente – en tout cas, moins cohérente que celle de Preuss.
C’est l’affirmation de l’escalade libre, à partir de 1975-80, qui va enfin apporter la cohérence qui manquait, et une certaine forme d’autonomie – relative. Car entre un bon piton et un spit, il n’y a guère de différence, n’en déplaise à ceux qui croient grimper en « terrain d’aventure » parce qu’ils placent deux coinceurs dans une longueur déjà équipée de pitons.
Ce sont les spits qui ont ouvert le champ de l’escalade libre extrême, parce qu’ils ont permis de banaliser la chute. Certains fort grimpeurs actuels ont oublié que c’est grâce aux spits qu’ils ont atteint le niveau qui leur permet de grimper en quasi-solo dans des voies traditionnelles difficiles – une autre façon, non évoquée par Messner, de « tuer l’impossible ».
En dehors des voies (Mont Blanc, Yosemite) où l’assurage majoritairement sur coinceurs est possible, l’équipement en spits, associé à l’escalade libre comme éthique, résout le conflit entre Piaz et Preuss : la sécurité revendiquée par le premier est assurée, même si les chutes ne sont pas toujours anodines ; l’autonomie (forcément relative, on l’a vu) et la maîtrise chères à Preuss sont attestées lors de l’enchaînement d’une voie, certes encordé et bien assuré, mais « à vue » et en escalade libre. Autrement dit, on « joue à se sentir autonome » (de toute façon, on ne peut jamais l’être complètement) et on y parvient si on enchaîne la voie en libre et à vue (c’est alors « comme si » on l’avait gravie en solo intégral). Le tout avec une sécurité raisonnable. L’escalade doit être un jeu cohérent, pas une religion incohérente.
Quant à l’autonomie des pratiquants « sur le terrain » … En dehors des ouvreurs (peu nombreux), suivre une ligne de pitons, comme dans les voies traditionnelles classiques, ou une ligne de spits, c’est pareil, d’autant que certaines lignes de spits sont fort discontinues … Les apprentis-ouvreurs apprendront à pitonner dans les voies d’artif, et se débrouilleront à terme aussi bien (ou mieux) que leurs illustres aînés : l’autonomie ne leur posera pas de problème insurmontable s’ils sont motivés (et s’ils ne sont pas motivés pour cela, pourquoi devrait-on les contraindre ?).
b) Arguments d’ordre pratique. A l’ouverture, une voie TD ou ED en Chartreuse ou Vercors nécessitait d’emporter au moins 30 à 50 pitons, en prévision des nombreux passages de V/A1 à venir. Elle nécessitait aussi souvent un bivouac ou deux. Quand une telle voie devenait classique, elle se trouvait après quelques années presque entièrement équipée de pitons, car chaque cordée en abandonnait quelques-uns. Les cordées assuraient ensuite une maintenance partielle de l’équipement, en refrappant les pitons, en changeant les pitons vétustes, etc. Cette pratique (nécessitant d’emporter un marteau et quelques pitons) est maintenant minoritaire. Les pitons en place vieillissent et rouillent jusqu’à devenir dangereux. Les coinceurs ne suffisent pas en général. De plus les pitonnages et dépitonnages successifs abîment le rocher et réduisent (parfois à néant) le nombre d’emplacements pitonnables. Le rééquipement par des goujons inox, plus propres et plus fiables dans le temps que les pitons, est donc souhaitable – à moyen terme – dans de nombreuses classiques anciennes. Enlever ces goujons, c’est une régression, pas un progrès.
En conclusion, je ne prétends pas que l’escalade équipée à 100 % de spits doive devenir la seule pratique possible, même si elle est devenue – de fait – largement majoritaire. La biodiversité et la tolérance sont des règles de vie salutaires et nécessaires, que ce soit pour les haies, les gens ou les voies d’escalade. Pourquoi ne pas laisser certaines voies classiques sans spits, lorsque les possibilités d’entretien des pitons le permettent ? Pourquoi ne pas laisser la nécessité de s’assurer sur coinceurs en complément des spits en place, quand le terrain le permet (pas si fréquent) ? Mais il faut arrêter de dénigrer les spits et de déséquiper, sans aucune concertation préalable avec les autres grimpeurs concernés, les classiques rééquipées.