Pourquoi grimper ?

Les motivations de l’escalade sont multiples et leur combinaison peut être très différente d’un grimpeur à l’autre. On peut essayer de distinguer les motivations intrinsèques, issues du grimpeur lui-même, et les motivations extrinsèques, c’est-à-dire liées à autrui, provenant d’autrui.

Les motivations intrinsèques, par définition, ne proviennent pas des autres individus. Une d’elles tient au plaisir corporel, sensuel, que procure la grimpe, dans un registre émotionnel proche de la danse (cf. conclusion ci-après).

Une autre motivation intrinsèque pour l’escalade est bien décrite par le modèle plus général de « l’expérience-flot » étudiée par le psychologue expérimental Mihalyi Csikszentmihalyi (un nom qui ne s’invente pas !). Cette expérience correspond à un sentiment de plein contrôle de ses actions, de parfaite – et délicieuse – maîtrise de sa vie. Beaucoup de gens l’ont éprouvée à un moment ou à un autre, et cherchent à la vivre à nouveau. L’expérience-flot n’est pas une expérience mystique, et elle comporte huit caractéristiques : 1) La tâche entreprise est réalisable mais constitue un défi et nécessite certaines aptitudes. Autrement dit, elle n’est ni trop facile, ni trop au-dessus des capacités du sujet, et sa difficulté augmente en proportion des progrès du sujet. 2) La tâche exige de la concentration. 3) Le but visé est clair. 4) L’activité en cours fournit un feedback immédiat, permettant de savoir clairement où on en est. 5) L’engagement de la personne est profond et fait disparaître toute distraction. 6) La personne exerce le contrôle sur ses actions. 7) La préoccupation de soi disparaît, mais paradoxalement le Moi sort renforcé à la suite de l’expérience-flot. 8) La perception de la durée est altérée, voire abolie.

D’autres motivations intrinsèques ? Eh bien, réussir à surmonter des problèmes à sa portée par ses propres moyens, qu’il s’agisse de progression en terrain vierge, d’escalade libre avec des spits en place (la volonté de passer en libre compensant alors la dépendance vis-à-vis de l’équipeur), ou d’artificiel savamment bricolé en Big Wall, permet de se sentir cause efficace de ce qui advient, plaisir plus fréquent en montagne qu’au sein d’une grande institution aliénante ! En outre, toutes ces situations procurent des émotions fortes, dont la vie quotidienne plus routinière est souvent avare (cf. Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et Civilisation). Emotions fortes souvent saines et nécessaires, parfois aussi pathologiques (addiction à l’adrénaline).

Les motivations extrinsèques sont liées à autrui. L’adolescent qui grimpe s’affirme à ses yeux et à ceux des autres. Il trouve éventuellement dans « l’ordalie » une confirmation de sa valeur. Les héros passés et présents de la grimpe lui fournissent des supports identificatoires, des « pères spirituels » qui lui serviront de guides et de modèles (consciemment ou non) pour achever de construire sa personnalité : est-il récit plus oedipien que Premier de Cordée, où Pierre Servettaz, après la mort aux Drus de son père guide et une dure épreuve initiatique, prend comme guide la place (défendue) du père et pour femme Aline (d’où à mon avis le succès colossal de ce livre) ? Le grimpeur, même plus âgé, pourra continuer à explorer la gamme des motivations extrinsèques, de l’émulation à la compétition, de l’admiration du public à l’auto-célébration dans des récits dont la répétitivité ne semble pas parvenir à ennuyer les lecteurs. Après avoir surmonté victorieusement les rituels initiatiques en répétant les courses de référence, « mythiques » et « engagées », il bénéficiera de l’appartenance à la soi-disant « communauté des grimpeurs », et de sa reconstruction marginale d’un ordre social soi-disant « meilleur », où chacun (« pure lumière du rocher » ou « pauvre grimpeur de IV ») est à sa juste place. Au faîte de sa carrière, il pourra contribuer au mythe en ouvrant les nouvelles voies de référence et en narrant son épopée.

La confrontation avec le danger demande à être analysée finement. Certains affirment qu’elle est un aspect essentiel de la motivation pour l’escalade, d’autres la rejettent totalement et pour eux le danger ne joue, sincèrement, aucun rôle sinon celui d’un repoussoir. L’attrait du danger ne se laisse pas si facilement classer en motivation intrinsèque ou extrinsèque. En fait, il y a plusieurs cas de figure très différents. 1) Quelques grimpeurs cherchent la mort (suicide plus ou moins conscient) et ils la trouveront rapidement dans « l’Alpe homicide ». 2) D’autres revivent inconsciemment, dans l’affrontement avec un environnement naturel dangereux, les conflits de leur prime enfance avec leur mère, et cherchent compulsivement à résoudre ces conflits en « triomphant » de la nature, qui n’est jamais, pour leur inconscient, qu’un avatar de leur mère. C’est ce que disent les psychanalystes, et j’y souscris. Il ne s’agit pas là d’une motivation vraiment intrinsèque. 3) Certains grands émotifs cherchent, en pratiquant des sports à risque, à exorciser une peur profonde, c’est une forme (généralement non assumée comme telle) de « thérapie comportementale ». 4) La présence d’une certaine dose de danger potentiel peut aussi être un facteur de motivation intrinsèque, dans la mesure où elle implique une plus grande concentration, et où la situation peut être contrôlée efficacement par le grimpeur : ce sont deux des composantes de l’expérience-flot décrite ci-dessus. Dans ce cas (fréquent) la joie ne provient pas du risque lui-même, mais de l’aptitude à le minimiser, associée au sentiment sain d’être capable de contrôler une situation potentiellement dangereuse.

Conclusion. En toute rigueur, si on s’interdit les jugements de valeur arbitraires, la gamme des pratiques et des plaisirs possibles est vaste. Sur le plan de l’éthique, place à la vie, à la diversité des pratiques, dans la mesure où les contraintes et les réalités du milieu le permettent.

Cependant, en prenant en compte les différents âges de la vie, « le cycle de vie du grimpeur », il apparaît que certaines motivations sont vraisemblablement plus profitables et font durer le plaisir plus longtemps, du moins si on n’abandonne pas complètement la pratique de l’escalade. 

John Gill, grimpeur américain des années 60-70 (âme de gymnaste dans un corps de basketteur, et fantastique grimpeur de bloc) l’a exprimé mieux que personne dans un article, « Réflexions d’un grimpeur de bloc d’âge mûr », paru dans la revue Mountain en 1986 : « Je crois que l’envie de grimper est d’origine primordiale et constitue une sorte d’instinct ; nous sommes génétiquement programmés pour tirer une satisfaction très sensuelle de l’acte de grimper si nous pouvons momentanément exorciser la peur de la chute. […] Une leçon personnelle que j’ai tirée de 33 ans d’escalade est qu’en définitive, le mieux est de faire l’effort d’obtenir davantage à partir de moins (get more out of less), c’est-à-dire de rechercher les racines instinctuelles de l’expérience de la grimpe et de les séparer de l’influence de la compétition extérieure ».

En effet, au jeune âge, et longtemps après, chacun fait ce que d’autres veulent qu’il fasse : parents, professeurs, chefs, clients, pairs… et cela ne correspond pas forcément au désir de l’intéressé. Avec de l’obstination et de la chance, l’autonomie (c’est-à-dire la motivation intrinsèque) peut succéder à cette détermination par autrui. Le gain n’est pas mince. Se concentrer sur le plaisir corporel que procure l’escalade à son niveau, sans référence à autrui, permet au grimpeur de délaisser les joies et les amertumes vives, mais fugaces, de la compétition, forcément vouée au déclin donc à l’échec final, au profit d’un approfondissement durable de la satisfaction très sensuelle procurée par l’acte de grimper.

Et finalement, vient ce qui pour moi est au cœur de l’escalade. Le Moi est d’abord corporel, issu du sentiment continu d’exister qui accompagne l’unification de la perception et de la motricité. Les identifications et les apprentissages successifs qui habillent ce squelette du Moi, même si eux aussi sont indispensables pour parler, penser, vivre en société, etc, viennent ensuite. Vu ainsi, l’approfondissement de l’expérience corporelle par l’escalade mène aux racines profondes du Moi, de l’identité psycho-corporelle : « je grimpe, donc j’existe ».

Bibliographie. Mihalyi Csikszentmihalyi, Vivre. La philosophie du bonheur, Robert Laffont, 2004. Disponible en livre de poche. Ne pas se laisser dissuader par le titre français plutôt racoleur, le titre original anglais est Flow. The psychology of optimal experience.